mardi 18 octobre 2011

Le bonheur des peuples

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Le bonheur des peuples
Yvan Allaire, Ph.D., MSRC
Président du conseil
Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP)1
« Il faudrait pour le bonheur des États que les philosophes fussent rois ou que les rois fussent philosophes » Platon
En 1972, le quatrième roi du Bouthan fit inscrire dans la constitution de son pays que l’augmentation du « Bonheur National Brut » devait inspirer les politiques du gouvernement, selon quatre axes précis : croissance et développement économique ; conservation et promotion de la culture ; sauvegarde de l'environnement et utilisation durable des ressources ; bonne gouvernance responsable.
Pour ne pas être en reste, le président Sarkozy, en un geste proprement napoléonien, créa en 2008 la Commission pour la Mesure des Performances Économiques et du Progrès Social et confia à trois économistes réputés (Stiglitz, Sen, Fitoussi) la tâche de lui proposer des indices pour mesurer le progrès de la France sous son règne.
La Commission fit 12 recommandations inspirées par un thème unificateur : Il est temps que notre système statistique mette davantage l’accent sur la mesure du bien-être de la population que sur celle de la production économique, et qu’il convient de surcroît que ces mesures du bien-être soient resituées dans un contexte de soutenabilité. (Page 13)
1 Les opinions contenues dans ce texte sont celles de l’auteur et n’engagent ni l’IGOPP ni son conseil d’administration.
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Un enjeu historique
L’enjeu n’est pas nouveau. La Déclaration d’indépendance américaine, on l’a souvent noté, fait de « la recherche du bonheur » un droit inaliénable, égal au droit à la vie et à la liberté. Le peuple, déclarent les signataires de la Déclaration, a le droit d’établir un nouveau gouvernement selon des principes et une forme « les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur (safety and happiness) ».
Érudits qu’ils étaient, les Pères fondateurs donnaient au concept de « bonheur » une signification inspirée d’Aristote « en ce qu'il s'agit de l'épanouissement de l'être humain dans la vie de la cité, sous la conduite de la droite raison et des vertus» mais revue et corrigée par Jeremy Bentham : « Le bonheur le plus grand pour le plus grand nombre doit fonder les moeurs et les lois »
Longtemps, ces belles phrases semblèrent, au mieux, une forme de poésie politique ou, au pire, un ratiocinage d’intellectuels. La notion de bonheur semblait par trop abstraite et subjective pour constituer un argument politique. Les gouvernements se préoccupèrent donc avec grand zèle du développement économique, de la croissance de la productivité, de l’augmentation du PIB per capita.
L’argent et le bonheur
Mais l’argent fait-il le bonheur des peuples ? En 2010, les gens se sentent-ils bien, heureux de leur sort, satisfaits de leur vie ? Les pays, comme les individus, diffèrent grandement dans leurs réponses à ces questions. Certes, le niveau de développement économique contribue fortement au relèvement du pourcentage de la population exprimant un sentiment de bien-être.
Il en fut ainsi par le passé et il en est encore ainsi pour une vaste partie de l’humanité. Le sentiment de bien-être et le niveau de satisfaction avec sa vie sont fortement associés aux indicateurs économiques mais cette relation s’affaiblit au fur et à mesure de la croissance de la richesse collective. C’est ce qui explique que l’on veuille se donner des mesures autres qu’économiques, des mesures plus variées, plus « sociales » pour apprécier la qualité de vie dans les différents pays.
L’Organisation des Nations Unies propose depuis 1990 son « Indice de développement humain » (IDP). Depuis 25 ans, le « World Values Survey » sonde l’humeur des peuples, suppute sur les causes de leur bonheur relatif. The Legatum Prosperity Index (LGPI) propose un ordonnancement de 104 pays selon 9 mesures explicatives (selon les auteurs) de la prospérité des peuples. Le groupe Globeco publie un « Indice du bonheur mondial » (IBM) classant 60 pays sur la base de plusieurs variables rassemblées en quatre chapitres : 1.Paix et sécurité ; 2.Liberté, démocratie, droits de l’homme ; 3.Qualité de la vie ; 4.Recherche, formation, information, culture.
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Puis, récemment, est apparu « The Happy Planet Index », un indice combinant trois variables : 1.L’espérance de vie ; 2.Une mesure de satisfaction avec la vie ; 3.Une mesure écologique d’utilisation des ressources. Enfin, depuis quelques années, le Canada a son propre « Indice du mieux-être ».
Quelques constatations
Quels résultats émanent de toute cette agitation ? Au premier chef, quelles que soient les mesures utilisées, économiques ou non, statistiques ou par sondages, quantitatives ou qualitatives, le Canada apparait toujours parmi les premiers et presque toujours accompagnés des mêmes pays (Suède, Norvège, Pays bas, Finlande, Danemark, Australie, Suisse).
Le tableau suivant illustre ce remarquable résultat. Que ce soient pour le PIB par tête (en parité du pouvoir d’achat), pour le développement humain selon l’ONU, pour les indicateurs de prospérité, etc., le Canada se classe toujours parmi les 10 premiers pays au monde !
PIB par tête (2009) IDH (2009) IBM (2010) LGPI (2009)
1 – Norvège 1 – Norvège 1 – Suède 1-Finlande
2 – Etats-Unis 2 – Australie 2 – Norvège 2.Suisse
3 – Irlande 3 – Islande 3 – Danemark 3.Suède
4 – Pays Bas 4 – Canada 4 – Pays bas 4.Danemark
5 – Australie 5 – Irlande 5 – Finlande 5.Norvège
6 – Autriche 6 – Pays bas 6 – Canada 6. Australie
7 – Canada 7 – Suède 7 – Australie 7.Canada
8 – Suède 8 – France 8 – Allemagne 8.Pays bas
9 – Danemark 9 – Suisse 9 – Suisse 9. États-Unis
10 – Royaume Uni 10 – Japon 10 – Irlande 10.N. Zélande
Sources : (Banque mondiale) (ONU) (Globeco) (Legatum)
Une seule exception à ce palmarès. Le Canada se classe qu’au 89ième rang selon le « Happy Planet Index » en raison d’un score écologique plutôt médiocre.
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Selon un processus proprement maslovien2, la relation entre les indicateurs économiques, comme le PIB par tête, et le « bonheur » des citoyens s’affaiblit promptement. Les mesures économiques, aussi importantes fussent-elles, escamotent le fait que la richesse économique peut coexister avec un sentiment de désarroi et de déprime collective. Au delà d’un certain niveau de richesse collective, d’autres facteurs influencent le sentiment de bien-être, la satisfaction et le bonheur ressenti par les citoyens.
Plus que la richesse absolue, la richesse relative, ou le degré d’inégalité économique dans une société, semble influencer de façon significative le niveau de satisfaction ressenti par les membres de la société.
La notion de « capital social » revêt une importance surprenante ; l’intégration sociale, le sentiment de support de la famille et des amis, l’appartenance à des groupes sociaux, l’affiliation religieuse contribuent au sentiment de bien-être et de bonheur.
La confiance (trust) envers les autres membres de la société est fortement associée au développement d’un capital social et d’un sentiment de satisfaction avec sa vie. Le « World Values Survey » comporte la question suivante :
De façon générale, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou que l’on ne peut jamais assez se méfier des gens?
On peut faire confiance à la plupart des gens .........
On ne peut jamais assez se méfier .........................
NE SAIT PAS...........................................................
Quels pays retrouve-t-on parmi ceux dont les répondants ont déclaré à plus de 50% que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ?
Norvège (65%), Suède (63%), Danemark (58%), Pays bas (54%), Finlande (54%), Canada (53%) !
Selon Helliwell et Huang (2009), la confiance (trust) envers les collègues de travail et envers la direction de l’organisation pour laquelle on travaille contribue puissamment à la satisfaction avec sa vie…ainsi qu’à la productivité. Voilà un message important pour tout dirigeant d’une organisation. Les membres de l’organisation me font-ils confiance ? Ont-ils le sentiment que nous partageons les mêmes valeurs, le même engagement mutuel ? Sans une certaine confiance mutuelle, une certaine loyauté, un sentiment que tous sont
2 Abraham Maslow (1908-1970) proposa une hiérarchie des besoins, postulant qu’une fois les besoins primaires satisfaits, d’autres besoins « hiérarchiquement supérieurs », comme les besoins d’appartenance, d’estime de soi et d’auto-accomplissement devenaient importants pour la satisfaction et la motivation des individus.
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« dans le même bateau », les organisations deviennent ingérables, des lieux de mercenaires aux âpres calculs économiques.
Conclusions
Il n’est pas surprenant qu’à notre époque l’on recherche des mesures qui donnent une image plus complète, plus fine, du succès d’une société. En effet, dans les sociétés relativement riches, des enjeux comme la qualité de l’environnement et les inégalités sociales prennent une place parfois aussi importante que la stricte performance économique.
Une leçon forte qui se dégage de toutes ces études porte sur l’importance du « capital social », du sentiment d’intégration sociale, de la confiance envers les autres membres de la société. Ainsi, le monde du travail devient le lieu privilégié pour susciter, entretenir ou détruire ce « capital social ».
En fait, si les peuples étaient lucides, ils seraient solidaires…

Le monde selon Goldman Sachs

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Le monde selon Goldman Sachs
«He who knows he has enough is rich» Tao Te Ching
Yvan Allaire, Ph. D., MSRC Mihaela Firsirotu, Ph. D.
Président du conseil Professeur de stratégie
Institut pour la gouvernance École des sciences de la gestion
d’organisations privées et publiques UQAM
(HEC-Concordia)
Forces- 23 novembre 2009
(tiré et adapté de Black Markets and Business Blues, ouvrage de Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu)
La cupidité
La cupidité est une maladie contagieuse et insidieuse. Elle prend des proportions épidémiques de nos jours alors que l’on cherche toujours et en vain le vaccin, le remède pour nous protéger de ce mal.
La cupidité se propage dans toute une société par un phénomène d’envie du bonus de l’autre, par le sentiment d’être sous-payé pour la « valeur » de ses services, relativement parlant…
Voyons un peu. M. Lloyd C. Blankfein, le PDG de Goldman Sachs reçoit une rémunération annuelle qui fait dans les $70 millions en 2007. Les options sur le titre et les actions qu’il détient valaient au 31 décembre 2008 quelque $257 millions. L‘année 2008 en fut une de vache maigre ; l’entreprise vacilla un moment au bord de la déconfiture dont elle fut réchappée par l’intervention du gouvernement américain et ses agences. M. Blankfein reçut une pitance de rémunération en 2008 : $1,1 million.
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Or, 2009 s’annonce bien pour Goldman Sachs qui se prépare à payer quelque $20 milliards en rémunérations pour l’année. Comme Goldman, Sachs compte quelque 34 000 employés (en incluant le personnel surnuméraire et temporaire, les commis et secrétaires), ce montant équivaut à quelque 588 000 par employé. Ce chiffre est évidemment sans intérêt, Goldman Sachs n’étant pas une entreprise socialiste. Il serait plus intéressant de connaitre le montant des bonus que recevront les 120 employés pour qui Goldman Sachs s’est procuré, tôt et à fort prix, des vaccins contre la grippe H1N1.
La rémunération de mes amis...
Parions que M. Blankfein et ses collègues recevront des bonus qui corrigeront leur manque à gagner de 2008 et cela malgré les protestations, les pressions politiques et même les démonstrations devant le siège de la société. Comment peut-on être si insensible à la fureur populaire ? Parce que ces gens estiment qu’ils sont en fait sous-payés ! Comprenez donc que les amis de M. Blankfein, ses compagnons de golf, ses voisins dans les Hampton, son groupe de référence, sont des gestionnaires de fonds de spéculation (appelés trompeusement « hedge funds »). Sa vie sociale et professionnelle tourne autour de gens comme ces cinq gestionnaires de hedge funds les mieux payés en 2007:
 John Paulson (rémunération : $3,7 milliards);
 George Soros ($2,9 milliards),
 James Simons ($2,8 milliards),
 Philip Falcone ($1,7 milliards),
 Ken Griffin ($1,5 milliards).
En fait, les 25 gestionnaires de fonds de spéculation les mieux payés en 2007 gagnèrent collectivement quelque U.S. $16 milliards, une rémunération de $360 millions étant le seuil pour faire partie de ce club sélect. Cette paye collective représente trois fois la rémunération totale des 500 PDG des entreprises américaines composant l’indice du Standard & Poor1,
1 U.S.$ 16 milliards représente également un montant supérieur au PIB de 57 des 178 pays recensés par la Banque mondiale !
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ceux-là même dont les investisseurs décrient la rémunération excessive et la cupidité2.
M. Blankfein ne se qualifie même pas, et de loin, pour faire partie de ce club. Pourtant Goldman Sachs est devenu en fait un énorme « hedge fund ». Des $30 milliards de revenus réalisés au cours des neuf premiers mois de son exercice 2009, 80% provenaient d’activités de « trading », le même type d’activités auquel s’adonnent beaucoup de hedge funds.
Ne serait-il pas normal que l’on compare la rémunération de M. Blankfein à celle des dirigeants de hedge funds ? Alors, il semble sous-payé ; M. Blankfein et ses collègues se feraient-ils exploiter!
Entre le profit et l’ignominie...
Pourquoi Goldman Sachs et les autres banques d’affaires ainsi que des fonds de privatisation et de couverture (hedge funds) décident-ils de se transformer en sociétés par actions cotées en Bourse, malgré le risque évident de s’attirer les foudres de l’opinion publique et des politiciens pour leurs rémunérations « scandaleuses » au vu et au su de tous?
Tout simplement parce que cette forme de propriété s’avère plus avantageuse pour ces gestionnaires de fonds que la formule conventionnelle, laquelle consiste à se faire payer 2% de l’actif en frais de gestion et de retenir 20% des profits sur les placements à titre de rémunération incitative. En fait, en transformant un hedge funds en une société par actions cotée en Bourse, la relation est quasiment inversée. Les actionnaires sont heureux (du moins l’étaient) de recevoir une portion congrue des profits sous forme de dividendes pourvu que le titre gagne en valeur de façon à produire un rendement approprié pour les actionnaires.
2 Ces mêmes investisseurs, ou plusieurs d’entre eux, ne sourcillent pas cependant devant les rémunérations
démentielles des « hedge funds » qu’ils abreuvent de leurs fonds.
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Goldman Sachs, devenue société publique, s’assure de calibrer les rémunérations variables de façon à :
 réinvestir une part suffisante des profits pour que la valeur comptable de l’action augmente de 20% par année ;
 réaliser un rendement de quelque 20% sur l’avoir des actionnaires ;
 maintenir une augmentation du bénéfice par action de 10% à 15% par année.
Tous les montants qui ne sont pas requis pour ces fins sont versés en rémunérations aux dirigeants et spécialistes de la firme ! Ce montage financier garantit, sauf en une année catastrophique comme 2008, une plus-value importante de la valeur boursière du titre. Le titre a en effet produit un rendement de quelque 14% composé annuellement depuis que la société est devenue publique en mai 1999, et ce en dépit de la crise boursière de l’automne 2008 (et de 17,2% jusqu’en octobre 2007, la date non officielle du début de la crise financière).
Ainsi, pour les neuf premiers mois de 2009, Goldman, Sachs a réalisé un bénéfice net de $7,4 milliards et versé en dividendes $350 millions et en rémunérations $16,7 milliards ! Même les investisseurs les plus dociles dans les fonds de couverture auraient protesté devant une telle distribution des argents. Cependant, puisque Goldman, Sachs est une société cotée en Bourse, ses investisseurs réalisent une forte plus-value par la valeur boursière du titre, plus-value qu’ils peuvent monnayer en tout temps en vendant leurs actions.
Ce tour de passe-passe, leur conversion en société publique, devint irrésistible malgré les désagréments d’une gouvernance pointilleuse, de divulgations onéreuses et, dans le cas des rémunérations, du ressentiment populaire. Leur erreur, évidente après coup seulement, fut de sous-estimer comment une société par actions cotée en Bourse et obligée de dévoiler les rémunérations des cinq dirigeants les mieux payés, pouvait devenir l’objet d’une si virulente opprobre populaire.
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Conclusion
Hélas, ce phénomène de cupidité qui se justifie par la cupidité supérieure de l’autre contamine tout le tissu économique et toute la société. Les dirigeants d’entreprises comparent leur rémunération et, quel qu’en soit le niveau, en sont mécontents s’ils jugent qu’un autre moins méritoire est mieux payé. Comment le PDG d’une société industrielle aux dizaines de milliers d’employés mettant en marché des produits innovateurs et utiles pour la société peut-il ne pas ressentir un certain malaise, une envie larvée envers les rémunérations très supérieures à la sienne que reçoivent les opérateurs financiers de tout acabit pour leurs spéculations, tractations et manigances.
Et ainsi, un cercle vicieux d’inflation des rémunérations commença à tourner en fin des années 1980 pour aboutir au résultat actuel, scandaleux et apparemment irréversible.

L’intelligence politique et la valorisation de nos ressources naturelles

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L’intelligence politique et la valorisation de
nos ressources naturelles
Yvan Allaire, Ph. D., MSRC1
Président du conseil
Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP)
Mihaela Firsirotu, Ph. D.
Professeur de stratégie à l’École des sciences de la gestion, UQÀM
Le 24 février 2011
«Le Québec a la chance d'avoir des ressources : des ressources qui participent à notre développement et des ressources qui sont en forte demande dans les économies émergentes. Nos ressources sont une richesse. Elles font notre histoire. Elles sont notre territoire. Elles font partie de notre patrimoine. Elles nous appartiennent. L'exploitation de nos ressources naturelles doit obéir à des conditions strictes. Elle doit être soumise au paiement de justes redevances. Elle doit entraîner des retombées locales et régionales. Et elle doit se faire dans le respect de l'environnement et des communautés locales.»
1 Les propos tenus dans cet article n’engagent que les auteurs.
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2011
Premier Ministre Jean Charest, Discours inaugural, 23 février 2011.
Le premier ministre Charest fait montre d’éloquence et de clairvoyance à propos des richesses naturelles du Québec. Il a raison ; la croissance économique de pays comme la Chine et l’Inde fait et continuera de faire un appel pressant aux ressources naturelles de l’univers. De l’eau à l’or, en passant par toutes les ressources minières, la chasse est ouverte. Dans ce contexte de surenchère mondiale pour les ressources naturelles, nos gouvernements doivent démontrer une grande intelligence politique pour maximiser les bénéfices de ces ressources pour tous leurs citoyens. C’était là d’ailleurs un message incontournable entendu à Davos.
Une vaste partie d’échecs est engagée; devant des perspectives de croissance importante de la valeur des ressources naturelles non renouvelables, quand et à quel rythme convient-il d’exploiter ces ressources ? Comment en protéger la propriété jusqu’à ce qu’on puisse en tirer le meilleur prix ? Qui devrait assumer l’exploitation de ces ressources ? Comment l’État s’assure-t-il d’obtenir les retombées maximales pour ses revenus et pour le mieux-être de la société ?
Un changement de donne économique
Au Québec, depuis que les sociétés d’État Soquem et Soquip furent expédiées aux limbes de la SGF, nos gouvernements s’en remettent exclusivement aux entreprises du secteur privé pour l’exploitation de ressources non renouvelables. Le gouvernement québécois offre « une juridiction parmi les meilleures au monde pour l’exploration minière » ainsi que l’annoncent les exploitants de mines au Québec. L’Institut Fraser, organisme de droite dure et
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pure, donne une rare bonne note au Québec pour ses politiques favorables aux exploitants miniers. Classé premier (sur 51 juridictions évaluées) au cours de trois dernières années, le Québec est tombé au troisième rang cette année parce qu’il a osé proposer une modeste augmentation des droits miniers sans une consultation préalable de l’industrie !
Cette attitude se comprend. Naguère, la stratégie industrielle en ce domaine névralgique des ressources naturelles visait à attirer des sociétés d’exploration et d’exploitation pour créer des emplois au Québec; on croyait nécessaire de proposer aux exploitants de mines des concessions fiscales et autres avantages pour qu’ils choisissent le Québec afin d’y mener leurs activités, comme s’il s’agissait de convaincre une entreprise manufacturière, ayant à décider entre de multiples possibilités de localisation, d’établir sa nouvelle usine chez nous.
Le rapport du Vérificateur général du Québec pour 2008-2009 comporte une analyse troublante des politiques québécoises dans ce secteur. Il y présente le tableau suivant (son Tableau 8) sur les incitations fiscales consenties à cette industrie en rapport aux droits miniers reçus pour l’exploitation des ressources naturelles québécoises. On constate qu’en 2008 par exemple, les incitations de toute nature consenties à l’industrie minière ont couté $43 millions de plus que les droits miniers perçus et que pour les six années de ce tableau le déficit pour la fiscalité québécoise s’établissait à quelque $369 million!
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Malheureusement, hormis quelques modifications à la loi et une modeste augmentation des droits miniers en 2010, nos gouvernements persistent avec cette stratégie industrielle d’une autre époque alors que le monde a changé, que les ressources naturelles non renouvelables font, et feront encore plus demain, l’objet d’une convoitise sans précédent, d’un appétit insatiable.
Un pays ne peut optimiser la valeur de ses ressources naturelles non renouvelables au 21ième siècle en s’appuyant sur ce modèle de développement. En fait, dans des pays aussi différents que la Norvège, la Finlande, le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, les sociétés d’état ou des sociétés contrôlées par l’État détiennent des participations importantes dans les secteurs névralgiques des ressources naturelles. Rarement, ces gouvernements laissent-ils leurs sociétés d’importance stratégique vulnérables aux prises de contrôle par des intérêts étrangers.
Le message du Premier Ministre Charest, à l’aube de cette nouvelle session de l’Assemblée nationale, signifie-t-il qu’il a enfin l’intention de procéder à un examen en profondeur de la politique québécoise de valorisation des richesses naturelles ? Nous le souhaitons car Il est impérieux de revoir toute notre façon de concevoir les intérêts du Québec en ce domaine.
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Rôle des gouvernements dans le secteur des ressources naturelles
Il est curieux de constater que tant de pays conservent la mainmise sur leurs ressources alors qu’au Québec on s’en remet aux entreprises privées cotées en bourse. Ne devrait-on pas évaluer les avantages de sociétés d’État hybrides selon lesquelles le gouvernement détient un pourcentage substantiel des actions, le reste étant détenu par le public et coté en bourse ?
Le gouvernement conserve ainsi le contrôle de la société (ou du moins une minorité de blocage) mais inscrite en bourse, la société a accès aux sources de capitaux privés pour financer son développement et bénéficie, dans le meilleur des mondes, de la discipline de gouvernance, de la transparence et des mesures de performance imposées par l’inscription de l’entreprise en bourse.
Sur les dix sociétés ayant la plus grande valeur boursière au monde en fin de 2010, quatre étaient des sociétés d’État hybrides oeuvrant dans le secteur des ressources naturelles!
Ce modèle de société combine la possibilité pour un État de participer pleinement aux profits de l’exploitation tout en bénéficiant de la discipline imposée par les marchés financiers et la réglementation des valeurs mobilières.
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Les droits miniers
Dans la mesure où le gouvernement s’en tient aux approches traditionnelles basées sur des droits miniers payés par l’exploitant des ressources naturelles, pourquoi ne pas établir des droits miniers arrimés aux revenus plutôt qu’aux profits nets, comme cela se fait ailleurs ? En effet, le profit comptable résulte de nombreux jugements plus ou moins arbitraires, plus ou moins discutables. Les revenus, eux, sont simples à établir.
Pourquoi le taux de droits miniers ne varie-t-il pas en fonction du prix au marché des ressources ? Ainsi, la mine d’or de Malartic au Québec, l’une des plus importantes mines d’or au monde, était jugée éminemment rentable lorsque le prix de l’or était de 775 $ l’once; elle devient extrêmement rentable au prix de 1 300 $ l’once d’or. Pourquoi ne pas établir les droits miniers selon un taux qui varie avec le prix de l’or. Ce seul changement, pour une seule mine, aurait pu facilement ajouter 1 milliard $ aux revenus de l’État québécois2.
Voici l’estimation des retombées fiscales du projet estimées par la société Osisko, l’exploitant de cette mine à un prix de l’or de 775 $ l’once.
2 La défunte SGF a consenti un prêt de 75 millions $ à la société Osisko convertible en actions de la société au prix de 9,18 $ l’action; avec cette seule entente, la SGF (maintenant Investissement Québec) pourrait réaliser au cours présent du titre d’Osisko un profit de quelque 33 millions $.
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Source : Sommaire du projet Malartic de la société Osisko; mémoire déposé le 12 mai 2010 à
l’Assemblée nationale du Québec par Osisko, p.8
Au prix de 775 $ l’once d’or et selon la nouvelle politique de droits miniers annoncée au budget de 2010, les droits miniers passent de 68 millions $ à
88 $ millions. Alors que la nouvelle loi québécoise stipule que des droits miniers de 16% sur les profits nets devront être versés à compter du 1er janvier 2012, on constate que pour des profits nets estimés à 1 515 milliard $, les droits miniers estimés ne représentent que 5,8% de ces profits. Il faut comprendre que «profits» pour fins de droits miniers prend un sens particulier.
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Or déjà en avril 2010, la société annonçait, dans son document annuel d’information déposé sur SEDAR, que la quantité d’or serait beaucoup plus importante qu’annoncé précédemment.
«Les réserves exploitables par fosse s'élèvent maintenant à 8,97 millions d'onces d'or…, une hausse de 2,69 millions d'onces d'or ou 42,8 pour cent par rapport à l'étude de faisabilité publiée antérieurement;…
La durée de vie de la mine s'allonge de 25 pour cent pour atteindre 12,2 années,
Sur la durée de vie de la mine de 12,2 ans, la production annuelle de l'exploitation minière envisagée serait de 630 000 onces d'or en moyenne (plus 800 000 onces d'argent), pour une production totale de 7,72 millions d'onces d'or.»
Voici à quoi pourrait ressembler les résultats financiers de l’exploitation de cette mine aux prix courants de l’or et de l’argent (sous l’hypothèse des mêmes ratios pour les impôts et droits miniers que dans les estimations pour le projet présentées ci-haut)3
 Revenus totaux (7,7 millions d’onces @ 1 300 $ l’once d’or ainsi que 8,9 millions d’onces d’argent @ 30 l’once $) = 10,4 milliards $
 Tous les frais d’exploitation = 2, 736 milliards $ (comme ci-haut)
 Profits à distribuer = 7, 664 milliards $
Impôt provincial 789 millions $ (ratio 156/1515=10,3%)
Droits miniers 444 millions $ (ratio 88/1515 = 5,8%)
Impôt fédéral 996 millions $ (ratio 198/1515 = 13%)
Total 2,229 milliard $
 Profits pour les actionnaires = 5,435 milliards $ !
3 Ces calculs sont fortement sujets à erreur car l’information précise sur comment sont établis ces impôts et ces droits miniers n’est pas rendue publique.
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Il n’est pas étonnant que la valeur boursière de la société Osisko soit de quelque 5,2 milliards $ au 22 février 2011. Pourquoi les actionnaires de cette société empocheraient-ils toute la valeur créée par la flambée du prix international de l’or.
En fait, avec des profits estimés de 1 milliard $ le 10 mai 2010, les exploitants de la mine semblaient heureux du projet. Pourquoi ne pas partager les profits supérieurs à ce milliard entre les citoyens du Québec et les actionnaires de l’exploitant. Un projet qui devait rapporter 1 milliard $ aux actionnaires en rapporterait maintenant 3,2 milliards $! Les Québécois, propriétaires des ressources naturelles, en recevraient quelque 3,5 milliards $ plutôt que les quelque 1,2 milliards $ estimés.
Conclusion
Les États riches en ressources naturelles, comme le Québec, ont le devoir et la responsabilité fiduciaire d’en maximiser la valeur pour l’ensemble des citoyens, les propriétaires ultimes de cette ressource. Pour ce faire, les gouvernements doivent larguer les anciens modèles, les incitations fiscales et autres mesures pour attirer les exploitants miniers à bien vouloir s’occuper de nos ressources.
Les gouvernements se doivent de négocier avec sagacité l’accès aux ressources de leur pays ; ils doivent prendre les moyens et les stratégies pour en maximiser les retombées fiscales. Ces stratégies doivent inclure le recours en certaines situations aux sociétés d’État hybrides, aux droits miniers
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calibrés au prix du marché des ressources et même au partage des profits au delà d’une rentabilité jugée acceptable par les promoteurs.
Agir autrement serait une erreur dramatique et irréversible.
Le discours inaugural du Premier Ministre Charest serait-il le signe avant-coureur d’une nouvelle politique des ressources naturelles, plus musclée, mieux arrimée au nouveau contexte international?

L’État et le Marché

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L’État et le Marché
Par
Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu
Président du conseil (IGOPP) et professeur, École des sciences de la gestion, UQÀM
(Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que les auteurs)
Le 30 septembre 2011
Un vent froid…
On comprend facilement pourquoi la fin de la Guerre Froide a fait du marché, libre, mondialisé et omniprésent, le seul repaire idéologique des pays de l’Europe de l’est et de l’ex-URSS.
Les affres du socialisme/communisme, les pénuries chroniques et cruelles de biens essentiels que ce système engendra, l’oppression politique des citoyens par un État policier omniprésent qui en était la marque de commerce, l’interdiction brutale pour le citoyen de quitter le pays pour trouver refuge ailleurs, tout dans ce système conduit à une répulsion pour l’État, à une aversion envers tout ce qui émane de l’État. Ce sentiment est fort répandu dans les pays libérés du joug socialiste depuis la chute du mur de Berlin.
Toutefois, l’exemple fourni par l’État gluant et glauque des régimes socialistes a bien servi la promotion d’une idéologie des marchés, connue sous le nom de néolibéralisme.
Pourtant, cette idéologie néolibérale, dont le crédo est composé de dérèglementation des marchés, de privatisation des services publics, de partenariats publics-privés, de libre échange planétaire, est aussi porteuse de graves problèmes sociaux et économiques.
La dérèglementation des marchés financiers, apothéose du néolibéralisme triomphant, a conduit directement à la crise financière de 2007-2008, laquelle faillit faire basculer l’économie mondiale dans une profonde dépression économique. Les suites de cette crise sont encore manifestes dans l’économie anémique de la plupart des pays développés ainsi que dans la crise de confiance que vit le système financier et bancaire européen.
La crise financière aurait du faire en sorte que le néolibéralisme soit jeté aux poubelles de l’histoire. Pourtant, après une brève pause, ironie des ironies, cette idéologie a trouvé son deuxième souffle dans les programmes d’austérité adoptés par bon nombre d’États. Parce que la crise financière, dont le néolibéralisme est le principal architecte, a forcé les États à assumer des déficits accrus et une dette amplifiée pour composer avec la récession économique provoquée
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par cette crise financière, le néolibéralisme a refait surface camouflé sous le péril de l’endettement des États.
Le vent froid du néolibéralisme souffle à nouveau sur les États et leur population. L’objectif avoué des néolibéraux est de discréditer l’État, d’en arriver à un État rapetissé, à une prise en charge par le secteur privé de nombreuses activités naguères du ressort exclusif de l’État. Pour un néolibéral pur et dur, il ne suffit pas qu’il y ait un marché; il faut qu’il n’y ait rien d’autre que le marché.
Conséquences du néolibéralisme
Dans cet État squelettique dont rêvent les néolibéraux, dans cet État où le secteur privé assume plusieurs fonctions de l’État, dans cet État ouvert au capital étranger et aux importations de tout bien et service, qu’advient-il en pratique :
Les marchés « libres » ne le restent pas longtemps puisque, sans surveillance efficace, la collusion, la monopolisation, la manipulation des marchés domestiques (construction, voirie, etc.) deviennent monnaie courante et infligent d’importants coûts aux citoyens. Sans les effectifs nécessaires, en nombre et en qualité, pour surveiller les agissements du secteur privé auquel l’État a sous-traité ses responsabilités, les services publics « privatisés » deviennent des lieux de maximisation des profits à court terme, de cupidité sans contrepoids. Toute dérèglementation ou affaiblissement de la surveillance dans le secteur financier devient une incitation à l’ « innovation de produits financiers », une opportunité pour les spéculateurs/traders/magouilleurs ; la frénésie de l’appât du gain parmi cette gente ne connait pas de bornes, ne comporte aucun cran d’arrêt…jusqu’à ce que le système s’effondre. L’affaiblissement des syndicats et la libéralisation des lois du travail, dans le secteur privé et plus récemment dans le secteur public, mènent à une stagnation des salaires et des gages, à une plus grande insécurité d’emploi et à une montée en flèche de l’inégalité des revenus. Une dilapidation du capital social de confiance, de loyauté et de réciprocité sous l’influence d’une cupidité insidieuse infectant toutes les activités économiques. Le plus grave, c’est que, une fois que les valeurs d’intégrité et de responsabilité sont détruites ou abandonnées, l’appât du gain et la corruption en viennent à infecter les instances mêmes de régulation, les gardiens et les gendarmes des marchés.
Dans le cours normal de la vie démocratique, un parti politique et un gouvernement faisant la promotion et proposant la mise en place de politiques néolibérales seraient rejetés par la majorité des citoyens en raison justement des effets nocifs de ces politiques pour la grande majorité de la population.
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Les peuples accepteront-ils longtemps de servir de chair à canons du monde bancaire, de cobayes pour leurs « innovations financières », de gogos dans les jeux truqués de la finance mondialisée? Certains croient que non, que la grogne sociale s’intensifie, que les gouvernements sont en perte de leur légitimité, signes avant-coureurs de graves troubles sociaux.
Pourquoi alors les citoyens sont-ils encore réceptifs aux prescriptions néolibérales ?
Pour trois raisons.
1. Le citoyen assume plusieurs rôles :
Consommateurs de biens et services privés, ce que nous sommes tous ; Payeurs de taxe, ce que nous sommes presque tous ; Investisseurs, directement ou indirectement par le truchement de caisses de retraite ; Travailleurs et de plus en plus retraités ; Consommateurs de biens et services publics ; Occasionnellement électeurs.
Les politiques néolibérales favorisent les consommateurs de biens et services privés par l’ouverture des marchés aux importations provenant de pays en voie de développement ; elles cherchent à réduire au minimum l’État et donc favorisent les payeurs de taxe ; la libre circulation des capitaux avantage les investisseurs ; ces avantages sont payés par le citoyen dans son rôle de travailleur par l’affaiblissement de ses protections et de son pouvoir de négociation ; le citoyen dans son rôle de consommateur de biens et services publics paie également la note puisque les néolibéraux proposent de limiter ces services et investissements publics et autant que possible les transformer en biens et services privés dont les utilisateurs devront payer le coût.
Or, les changements démographiques ont une influence sur l’importance de ces différents rôles. Sans souscrire à l’idéologie néolibérale, une population plus âgée maintenant à la retraite sera favorable à des gouvernements et des politiques qui mènent à des biens et services privés à faible prix, à des réductions d’impôts et à un contexte favorable à leurs placements. Le coût de ces politiques en termes de sécurité d’emploi, de salaires stagnants, et de sous-investissement dans les services publics pourra leur sembler bien tolérable, pourvu que les programmes de sécurité de la vieillesse et de soins de santé ne soient pas visés.
Les néolibéraux, dans leur enthousiasme idéologique, font toujours l’erreur de sembler vouloir s’attaquer à ces programmes. Tant aux États-Unis qu’ailleurs, le support pour les politiques néolibérales chute précipitamment dès que l’on s’aventure sur ce terrain.
2. Les néolibéraux partagent une haine de l’État, de ses oeuvres et de ses pompes; tous les gouvernements sont incompétents ou corrompus, ou les deux à la fois. Force est d’admettre que certains gouvernements leur donnent raison. Or soumis aux attaques
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néolibérales, souvent affligés d’incompétence et de corruption, résultante des prescriptions néolibérales en faveur d’un État émacié, les gouvernements en viennent à être perçus par la population comme ineptes, incapables de résoudre les problèmes, prodigues et gaspilleurs des fonds publics.
Alors, les prescriptions néolibérales de remettre au secteur privé, si efficace, si intègre, la prestation de services publics, de privatiser des activités de l’État deviennent attrayantes, voire réconfortantes.
3. Les néolibéraux sont convaincus que les gens qui sont pauvres sont en grande partie responsables de leur sort. Leurs mauvaises habitudes, leur manque de planification, leurs errances de jugement expliquent leur condition misérable. L’État ne devrait pas intervenir. Les programmes de bien-être social et autres sont injustes en ce qu’ils prélèvent de l’argent durement gagné chez ceux qui sont diligents et prudents pour financer les mauvaises habitudes de gens qui manquent de discipline et de retenue.
Or, les sombres scénarios démographiques menant à un État surendetté, incapable éventuellement de financer ses programmes de sécurité sociale et de santé ont semé dans la population une bonne dose d’anxiété et de crainte de l’avenir. Dans ce contexte, les prescriptions néolibérales d’austérité dans les finances publiques, de coupures dans les programmes de support aux défavorisés, de réduction de la taille de l’État deviennent raisonnables, inévitables même.
Ainsi se façonnent les sympathies pour les prescriptions néolibérales chez des gens sans appartenance idéologique.
Conclusion
Ne laissons jamais oublier aux néolibéraux et à ceux qui s’entichent de leurs prescriptions que cette idéologie porte une immense culpabilité, une terrible responsabilité pour la crise financière qui faillit engloutir le système financier mondial et dont les effets perdurent encore.
Soyons bien conscients que la réduction de la taille de l’État peut provoquer des effets pervers en limitant sa capacité d’agir comme surveillant des intérêts publics, comme gardien de l’intégrité des marchés privés.

Quelques contes financiers

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Quelques contes financiers1
Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu
Président du conseil (IGOPP) et professeur, École des sciences de la gestion, UQÀM
(Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que les auteurs)
Le 3 octobre 2011
Jours noirs chez Blackberry
« Nous croyons que nous ne serons pas en mesure de rencontrer notre prévision d’un bénéfice par action de 7,50 $ pour l’exercice en cours. Nous croyons que ce bénéfice se situera plutôt dans un intervalle de 5,25 $ et 6,00 $» annonçait
Mike Lazaridis le co-PDG de Research in Motion (RIM) le 16 juin 2011.
Le prix de l’action de la société, en baisse depuis six mois, chute brutalement au lendemain de cette annonce. Cette société canadienne, créatrice du phénoménal Blackberry, est instantanément vilipendée, flagellée pour son « incompétence » et invitée instamment à se vendre à quelque sauveur providentiel. Les co-fondateurs sont invités, plus ou moins élégamment, à tirer leur révérence, à céder leurs postes à d’autres.
Les investisseurs institutionnels abandonnent le bateau, laissant le titre (et le sort) de RIM dans les mains de spéculateurs de tout acabit.
Lamentons le sort que les marchés financiers contemporains font à toute société au moment de ses difficultés. Après un engouement qui propulse le prix de l’action en stratosphère, les marchés financiers écrasent le titre et la société au moindre signe de faiblesse, au moindre soupçon que le bénéfice par action risque de fléchir.
RIM doit relever les défis de marchés en mutation, développer et lancer de nouveaux produits complexes. Il doit accomplir ce tour de force alors que les investisseurs abandonnent la société, que la panique s’empare de ses cadres et dirigeants devant l’échéance du prochain rendez-vous trimestriel avec les analystes financiers, que les rumeurs les plus nocives circulent créant doute et insécurité chez son personnel.
Ah, si seulement, RIM, à l’instar de Google, avait adopté une structure de capital comportant une double classe d’actions! Détenteurs d’action à multiple votes, les deux co-fondateurs jouiraient d’une part suffisante du contrôle de la société pour mettre celle-ci à l’abri des manoeuvres des spéculateurs, le temps de redresser la situation.
1 Tirés d’un ouvrage qui paraitra en novembre 2011 intitulé A Capitalism of Owners
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Un moment de candeur
À Davos, en janvier 2011, le professeur Michael Porter de la Harvard Business School, à titre de membre d’un panel, proposait que les dirigeants d’entreprises adoptent comme objectif de leur action le concept de « création de valeur sociale » plutôt que la « création de valeur pour les actionnaires ».
Mme. Indra Nooyi, PDG de Pepsico et aussi membre de ce panel, se tourna vers Porter, et lui dit d’un ton un tantinet exaspéré: « Tout cela est beau et bien, Michael mais qu’est-ce que les écoles d’administration enseignent à leurs étudiants ? Vous devriez ramener sur les bancs de vos écoles vos gradués qui travaillent comme analystes financiers et gestionnaires de fonds pour les rééduquer sur le rôle de l’entreprise, sur l’engagement à long terme, sur le développement soutenable »
« Coupable » plaida Porter.
Or, Mme. Nooyi allait, dans les mois qui suivirent, faire l’expérience pénible de ces marchés financiers qui ne pardonnent pas la moindre déviation dans la quête de croissance du bénéfice par action.
Dès sa nomination comme PDG de Pepsico, Mme. Nooyi proposa de transformer graduellement la gamme de produits de Pepsico pour s’éloigner des boissons gazeuses et sucrées, une des causes des graves problèmes d’obésité et de diabète aux États-Unis, et les remplacer par des produits plus sains et nutritifs. Elle fit de la société Pepsico un leader en matière de politiques environnementales et sociales. Elle clama haut et fort qu’il y allait de l’intérêt à long terme de Pepsico.
Les marchés financiers semblaient bien réagir à son propos. Toutefois, le 21 juillet 2011, Mme. Nooyi dut annoncer aux analystes financiers que les prévisions de croissance du bénéfice de la société devaient être révisées à la baisse, de 10% précédemment à quelque 8%2 en raison surtout d’une baisse des profits dans le segment des boissons gazeuses aux États-Unis. Le titre de Pepsico chuta immédiatement, éliminant quelque 7 milliards $ de sa valeur boursière alors que cette réduction annoncée de 2 sous du bénéfice par action ne représente qu’environ 30 millions $. C’est dire que la chute de la valeur boursière est égale à 233 fois la baisse du profit anticipé.
Surtout, il devint apparent que les marchés financiers croyaient que les propos de Mme. Nooyi sur la stratégie socialement responsable de Pepsico n’étaient pas qu’une opération de relations
2 Plus exactement, “to high single digit”
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publiques, usuelle et attendue de la part d’un PDG de grande société publique. Aucun mal à cela pourvu que les bénéfices n’en souffrent pas.
Réalisant subitement que la stratégie de Mme. Nooyi était bien réelle, qu’elle pouvait mener à des résultats moins favorables à court terme et malgré le bien-fondé de cette stratégie pour la réussite et la survie à long terme de l’entreprise, les analystes financiers, certains investisseurs ainsi que la presse financière, alimentée par ces derniers, se déchainent et prennent Mme. Nooyi à partie. On lui reproche, écoutez bien, « d’avoir négligé les produits gazeux et sucrés et d’avoir mis trop d’effort sur les produits plus sains » (Financial Times, 22 juillet 2011). Sa performance est « décevante » dit un investisseur au même journal.
Les jours de Mme. Nooyi sont comptés, à moins qu’elle puisse convaincre les marchés financiers qu’elle se consacrera désormais, corps et âme, à relever la part de Pepsico du marché des boissons gazeuses et sucrées, peu importe les conséquences à long terme de cette décision.
Les surveillants surveillés
Dieu sait que les marchés financiers de notre époque ont grand besoin de gendarmes, de sentinelles, de surveillants intègres, compétents et attentifs dont la seule motivation est de protéger le public investisseur. Les Bourses, par exemple, assument une responsabilité de surveillance des marchés, établissent les critères pour l’inscription en Bourse du titre d’une société, adoptent des règles de conduite et les imposent à tous les émetteurs inscrits en Bourse.
Or, de nos jours, les Bourses sont elles-mêmes inscrites en Bourse, soumises aux pressions des marchés financiers, assujetties à la dictature du bénéfice par action et aux interrogatoires trimestriels par les analystes financiers. Les Bourses doivent convaincre analystes et investisseurs de leurs bonnes perspectives de croissance. Ainsi, la recherche de nouvelles inscriptions en Bourse pour doper leur croissance devient frénétique ; les fusions et acquisitions entre Bourses se multiplient, autre moyen d’amadouer les « investisseurs ».
Comment peut-on jouer pleinement son rôle de gendarme, de surveillant tout en étant soi-même surveillé par les marchés financiers, lesquels feront payer chèrement aux dirigeants de Bourses leur incapacité à « livrer la marchandise » d’une croissance soutenue du bénéfice par action?
Les agences de notation de crédit jouent également un rôle essentiel en ce qu’ils fournissent (ou devraient fournir) une opinion impartiale quant à la qualité relative de la dette des sociétés et des pays. Plus récemment, elles se sont aventurées sur le terrain miné des « produits » financiers complexes et ésotériques, pour notre malheur collectif.
Comment comprendre que l’on laisse de telles sentinelles des marchés inscrire leur titre en Bourse, comme l’a fait Moody’s, l’une des trois grandes agences américaines. Une fois Moody’s
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cotée en Bourse, la culture de l’entreprise change. Ses dirigeants deviennent sensibles aux attentes des marchés financiers, se mobilisent pour livrer des bénéfices croissants. S’ils réussissent à mousser le prix du titre, Ils seront bien rémunérés par la valeur des options sur le titre qu’on leur a accordées.
Dans quel univers parallèle doit-on vivre pour ne pas apercevoir le conflit inhérent entre, d’une part, le rôle de garde-fou des agences de notation, de surveillance de la qualité des dettes publiques et, d’autre part, la recherche de tous les moyens pour augmenter revenus et bénéfices ?
Platon l’a dit : il ne faut pas soumettre aux impératifs commerciaux les institutions gardiennes de l’intégrité de l’État…ou des marchés.
Hommage posthume à Nortel
Le juillet 2011 se tenait une importante réunion dans un bureau d’avocats de New York. L’objet de la réunion consistait à la mise aux enchères des quelque 6000 brevets détenus par Nortel. Il s’agit selon le New York Times du 2 juillet 2011 d’un portefeuille de propriétés intellectuelles d’une envergure sans précédent ; ces brevets couvrent plusieurs des domaines de l’univers technologique moderne, incluant des brevets rares portant sur la technologie sans fil et les réseaux mobiles de quatrième génération qui forment l’assise technique des nouveaux produits de Google et Apple.
Un groupe de six sociétés (Apple, Microsoft, RIM, Sony, Ericsson et Oracle) a payé 4,5 milliards $ pour acquérir ces brevets. Leur importance stratégique est telle, Google est si inquiet, que le Département américain de la justice a ouvert une enquête pour examiner les effets sur la concurrence de l’acquisition des brevets de Nortel par le groupe des six sociétés.
Rêvons un peu. Nortel et RIM, deux sociétés canadiennes, auraient-elles pu s’associer pour développer des produits d’une qualité technique supérieure et ainsi dominer le marché des « tablettes électroniques » devant Apple et Google.
La morale de l’histoire
Quelle est la morale de ces histoires? Le profit à court terme damera toujours le pion aux intérêts à long terme de la société tant que les marchés financiers seront comme ils sont ;
Un pays ne doit pas laisser les marchés financiers décider du destin de ses sociétés industrielles ;
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Les gouvernements doivent s’assurer que leurs institutions gardiennes de l’intégrité des marchés ne sont pas elles-mêmes soumises aux diktats des marchés financiers;
Les avantages techniques d’une société ne se révèlent qu’à long terme mais le monde financier tourne à court terme.

Plaidoyer pour un nouveau capitalisme

Charles Koch to Friedrich Hayek: Use Social Security!


Charles Koch to Friedrich Hayek: Use Social Security!

What Would Keynes Do?


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