mercredi 17 août 2011

Privatiser Hydro-Québec?

Ainsi, un moyen, invoqué de façon récurrente, de renflouer l'État québécois, de lui dégager une marge de manœuvre, de le soulager de sa lourde dette consisterait à transformer Hydro-Québec en une société privée à capital ouvert et cotée en bourse. En d'autres mots, «privatiser» Hydro-Québec.

Sur la base d'hypothèses très optimistes, voire irréalistes, on en arrive à donner une valeur marchande suffisante à l'avoir propre d'Hydro-Québec pour éliminer toute la dette du gouvernement du Québec (quelque 122 milliards de dollars) et ainsi lui dégager quelque 7,6 milliards de marge de manœuvre, le montant annuel des intérêts payés sur cette dette. La proposition de privatiser Hydro-Québec mérite un débat sobre et fouillé. Toutefois, pour un ensemble de raisons, cette solution aux problèmes bien réels de la fiscalité québécoise me semble inférieure à d'autres façons d'atteindre le même but:

1. Hydro-Québec, société privée, propriété d'investisseurs en grande partie étrangers, réaliserait des profits nets de quelque 6,5 milliards de dollars après avoir payé quelque 3,5 milliards de dollars en impôts, la plus grande partie au gouvernement fédéral. Donc, des 7 milliards en tarifs supplémentaires payés par les clients surtout québécois, quelque 50 % (ou 3,5 milliards de dollars) seraient versés en impôts et acheminés surtout vers Ottawa, contribuant ainsi de façon significative à grossir encore le surplus fiscal du gouvernement fédéral.

Il s'agit d'un choix curieux, alors que toutes les entreprises cherchent les moyens de diminuer leur facture d'impôts (en se transformant en fiducies de revenus, tant que ce fut possible, en privatisant l'entreprise cotée en bourse et en la chargeant de dettes pour maximiser les avantages fiscaux, etc.).

2. Même en utilisant des données très optimistes sur la valeur d'Hydro-Québec, on en arrive à une économie annuelle, pour un Québec n'ayant plus de dettes, de 7,6 milliards de dollars. Or, Hydro-Québec, société d'État, montrerait un profit net de 10 milliards de dollars après cette présumée augmentation de tarifs. Hydro verse déjà au gouvernement du Québec quelque 50 % de ses profits d'exploitation en dividendes; lorsqu'un profit exceptionnel est réalisé, sur la vente d'actifs par exemple comme ce fut le cas en 2006, le montant total de ce profit exceptionnel est ajouté au dividende «normal».

3. Adoptons une politique de dividendes selon laquelle Hydro verse en dividendes 50 % de ses profits «normaux», soit quelque trois milliards en 2006-2007 et donc 1,5 milliard en dividendes. Le profit «anormal» de 7 milliards provoqué par l'augmentation proposée de tarifs devrait être versé au ministère des Finances à titre de dividende extraordinaire; au total, l'État du Québec recevrait alors 8,5 milliards en dividendes d'Hydro-Québec, un montant supérieur aux économies d'intérêts de 7,6 milliards... et les Québécois seraient toujours propriétaires de la société Hydro-Québec.

On peut également obtenir un résultat satisfaisant en adoptant une politique de dividende selon laquelle, à la suite des augmentations exceptionnelles des tarifs, 75 % des bénéfices nets d'Hydro seront désormais versés en dividendes. Le montant de ce dividende, quelque 7,5 milliards de dollars au départ, dépasserait rapidement et largement les bénéfices fiscaux prévus sous l'hypothèse d'une privatisation.

4. Le concept d'un État québécois sans dette peut sembler attrayant mais sans de solides garde-fous, les gouvernements successifs pourraient endetter à nouveau le Québec; nous serions rapidement de retour à la case de départ mais avec l'actif Hydro-Québec en moins. De tels garde-fous à toute épreuve sont difficiles de conception et de surveillance. La discipline de gestion qu'un haut niveau d'endettement impose aux dirigeants d'entreprises constitue le fondement même des privatisations d'entreprises comme Bell Canada. Il en va pareillement pour les gouvernements.

5. D'autres options pourraient être envisagés; par exemple, l'économiste Pierre Fortin et le président du Mouvement Desjardins, Alban d'Amours, ont proposé de relever les tarifs d'électricité à 80 % des tarifs continentaux. Cette hausse produirait quelque 4 milliards de revenus supplémentaires, lesquels, disent-ils, devraient être versés à un fonds de réserve protégé et entièrement consacré aux coûts de notre système de santé. Cette proposition est plus attrayante politiquement bien que la nature et le fonctionnement de ce fonds «protégé» restent à définir.

6. Si l'on souhaitait réduire la dette du Québec par le truchement de l'actif «Hydro-Québec», il vaudrait mieux doter Hydro-Québec, toujours société d'État, d'une structure de capital inspirée de celle qui prévaudra chez Bell Canada après sa privatisation. En effet, en procédant à une augmentation de tarifs de 4 ou de 7 milliards, Hydro-Québec pourrait ajouter entre 40 et 60 milliards de dette à son bilan tout en conservant son ratio de couverture des intérêts de 2,06.

Une réduction équivalente de la dette du Québec lui ferait épargner entre 2,5 et 3,8 milliards de dollars d'intérêts par année, tout en permettant à Hydro-Québec, selon la politique de dividende énoncée plus haut, de lui verser un dividende annuel de 3,4 à 5,4 milliards de dollars par année. En somme, une marge de manoeuvre de 5,9 à 8,2 milliards de dollars serait dégagée tout en conservant l'actif d'Hydro-Québec sous contrôle québécois. Évidemment, une telle opération serait encore plus avantageuse si ce nouvel endettement pouvait se faire sans la garantie du gouvernement du Québec et sans devoir consolider cette nouvelle dette dans les états financiers du gouvernement du Québec.

Dans le contexte financier contemporain, Hydro-Québec, désormais société cotée en bourse, pourrait bien, quelques années plus tard, faire l'objet d'une opération, comme chez Bell Canada, pour transformer l'entreprise en une société privée chargée de dettes, tout cela pour le bénéfice de fonds d'investissement souvent étrangers! La même opération peut fort bien être menée au bénéfice de tous les Québécois.

La recherche de solutions aux problèmes des finances publiques québécoises, par-delà les habituelles jérémiades et les constats stériles, s'impose avec urgence. Bien que je sois en désaccord avec le principe de la privatisation d'Hydro, pour les raisons invoquées dans ce texte, je partage l'objectif de trouver des moyens inédits pour éviter à notre société des lendemains qui déchantent. Hydro-Québec, avec le concours de tous les Québécois cependant, offre des voies de solution qu'il convient de bien évaluer.

Yvan Allaire - Président du conseil de l'Institut sur la gouvernance des organisations publiques et privées (HEC-Concordia)  10 septembre 2007

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Combien vaudrait Hydro-Québec, société privée?

Alors que d’aucuns s’interrogent sur des façons inédites de dégager une marge de manoeuvre financière au gouvernement du Québec, l’idée de «vendre» Hydro-Québec à des investisseurs et d’inscrire son titre en bourse refait surface.

Les sommes encaissées pour cette transaction permettraient au gouvernement du Québec de rembourser sa dette, en partie ou totalement, lui épargnant, en partie ou totalement, les frais d’intérêt sur cette dette qui atteignent quelque 7,5 milliards$ annuellement.

L’idée soulève bon nombre de questions et d’objections mais mon propos ici se limite au seul enjeu d’estimer la valeur que les marchés financiers donneraient à l’avoir des actionnaires d’Hydro-Québec.

La meilleure façon de procéder, bien qu’imparfaite, consiste à :
1. Identifier des entreprises déjà cotées en bourse et dont le profil est aussi semblable que possible à celui d’Hydro-Québec; pour les fins de court texte, cinq entreprises américaines de production et de distribution d’énergie électrique ont servi d’étalon; American Electric, First Energy, Exelon, PPL et TXU. Voici le profil financer médian de ces cinq entreprises comparé à celui d’Hydro-Québec (données pour les 12 derniers mois, au 31 mars 2007 pour Hydro)

TABLEAU A

2. La prochaine étape consiste à associer les valeurs marchandes des sociétés-témoin à leur performance financière

La valeur marchande de chaque entreprise est composée de la valeur de l’avoir propre des actionnaires plus la valeur de la dette à long terme émise par la société. Pour jauger l’appréciation que font les marchés des entreprises dans un secteur industriel donné, il est usuel de rapprocher la valeur totale de chaque entreprise de son BAIIA.

Si l’on procède ainsi, pour les cinq sociétés-témoin, on obtient que leur valeur globale varie entre 7,6 fois et 12,5 fois leur BAIIA respectif (avec une moyenne de 9,8 et une médiane de 9,4). Utilisant le multiple moyen de 9,8 et le BAIIA d’Hydro-Québec (7,4 milliards $), on obtient une valeur pour l’entreprise de 72,5 milliards $.

Pour établir la valeur marchande de l’avoir des actionnaires, il faut soustraire de ce chiffre la valeur de la dette d’Hydro-Québec, 33 milliards $ au 31 mars 2007. On obtient donc une estimation de 39,5 milliards $ pour Hydro-Québec, société privée cotée en bourse. Comment cette valeur pour Hydro-Québec se compare-t-elle aux valeurs boursières des sociétés-témoin?

TABLEAU B

Ainsi, une privatisation d’Hydro-Québec, selon ces paramètres financiers actuels, pourrait rapporter quelque 40 milliards de $ au gouvernement du Québec. Si ce montant était consacré au remboursement de la dette, le gouvernement économiserait quelque 2,5 milliards de $ en dépenses d’intérêts; mais il perdrait le dividende annuel d’Hydro-Québec (quelque 50% des bénéfices). Ce dividende, (exceptionnellement) de 2,3 milliards de $ pour 2006, connaît une forte croissance. De toute évidence, cela serait une mauvaise affaire pour le Québec.

Augmenter les tarifs
Toutefois, ne pourrait-on accepter tous ensemble de relever fortement les tarifs d’électricité et ainsi augmenter les bénéfices d’Hydro-Québec pour privatiser l’entreprise sur la base de ces bénéfices majorés.

Il a été proposé d’augmenter les tarifs de façon à grossir les revenus d’Hydro-Québec de 4 milliards $ pour certains, de 7 milliards $ pour d’autres.

Notons qu’une telle augmentation équivaut à une hausse moyenne d’entre 30% et 60% des revenus bruts d’Hydro-Québec. Étant donné que plusieurs gros utilisateurs industriels jouissent de tarifs établis contractuellement pour une longue durée, cette augmentation serait assumée par les autres utilisateurs dont la facture d’électricité devrait augmenter encore plus que 30% ou 60%. Les ventes d’électricité à l’exportation pourraient rendre l’opération un peu moins douloureuse pour les Québécois, mais la note serait tout de même salée.

Supposons pour les fins de cet exercice que ces augmentations sont autorisées, quelle serait alors la valeur marchande d’Hydro-Québec?

Puisque le BAIIA d’Hydro-Québec passerait de 7,4 milliards $ à 11,4 ou 14,4 milliards $ selon l’une ou l’autre hypothèse, l’application (trop) linéaire des mêmes paramètres d’évaluation (9,8 fois le BAIIA), ferait augmenter la valeur marchande estimée de l’avoir des actionnaires de 40 milliards à 79 milliards $ (pour une augmentation de tarifs de 4 milliards $) ou à 108 milliards $ (pour une augmentation de tarifs de 7 milliards $).
Ce dernier chiffre rapproche la valeur d’Hydro-Québec du montant total de la dette du Québec (122 milliards $).

Plausible ?

Est-il plausible de supposer qu’une augmentation de tarifs d’électricité de cet ordre, fut-elle politiquement réalisable, produise une telle valeur pour Hydro-Québec?

Il faut noter que les valeurs marchandes des cinq sociétés-témoin comportent une attente d’augmentation annuelle du bénéfice net de quelque 9% pour les cinq prochaines années.

Or, Hydro-Québec, société privée, dont les marges bénéficiaires viendraient de passer de 17,1 % à 29 % ou 35 %, un niveau incomparable dans l’industrie, pourrait-elle extraire de nouvelles augmentations de tarif de cet ordre ? Bien improbable.

La société pourrait-elle comprimer ses dépenses au rythme de 600 millions à 1,1 milliard par année pour réaliser une augmentation de 9 % de ses bénéfices nets après impôt? Impossible Les frais d’exploitation d’Hydro en 2006 totalisaient 2,4 milliards $.

Il faut conclure que les investisseurs ajusteraient à la baisse le rythme d’augmentation des bénéfices nets attendu, ce qui aurait pour effet de réduire les multiples pertinents.

Pour tenter de capter l’effet d’un taux de croissance réduit, le multiple de 7,6 fois (le bas de la fourchette) fut utilisé, ce qui donne une valeur entre 53 milliards $ et 76 milliards $ (selon l’une ou l’autre hypothèse tarifaire) pour une société Hydro-Québec privatisée.

Conclusion
Bien qu’Hydro-Québec soit une société d’une grande valeur économique pouvant contribuer de diverses façons à la trésorerie du gouvernement du Québec, ce n’est pas par sa privatisation que l’on résoudra les problèmes de la fiscalité québécoise. Au mieux, une telle opération produirait une économie de frais d’intérêts de quelque 4,6 milliards $. Ce résultat serait obtenu à la suite d’une augmentation de 7 milliards $ des tarifs d’électricité. Hydro-Québec, société d’État, selon sa politique de dividende actuelle, verserait quelque 5 milliards $ annuellement suite à une telle augmentation de ses bénéfices.

Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC
Président du conseil
Institut pour la gouvernance d’organisations publiques et privées (HEC-Concordia)

Les Affaires
3 août 2007

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Comment se font les champions industriels ?

 Les gouvernements de tous les pays, ou presque, cherchent la formule magique, la recette, l’ordonnance qui dynamiserait leur économie. Ils rêvent tous d’un bataillon d’entreprises championnes battant le pavillon national sur les marchés étrangers. Ils envient, et cherchent à imiter, les succès tantôt du Japon ou de l’Allemagne, tantôt de la Suède, de la Finlande ou du Danemark et en tout temps des États-Unis, l’étalon d’or de la productivité et de la compétitivité.

Les gouvernements canadiens, fédéral et québécois, ainsi que tous les partis politiques entrent dans le jeu. Ils supputent la qualité de leurs «grappes industrielles», étudient leur «losange de la compétitivité», écoutent avec sympathie les jérémiades sur la fiscalité des entreprises et des particuliers. Ils s’égarent dans le dédale de la productivité et ses sentiers politiquement périlleux : nos gens travaillent moins fort et prennent trop de vacances (comparés aux Américains, bien sûr); nos syndicats, trop puissants, sont des éteignoirs de productivité; nos lois et règlements nuisent à la compétitivité de nos entreprises, nos universités sont sous-financées et complaisantes, etc.

Que ces arguments et analyses soient bien ou mal fondés, il est étonnant de constater que, malgré ses carences, inepties et vices de fonctionnement, notre société produit son quota de «champions industriels», c’est à dire, un bon nombre d’entreprises qui occupent une place importante dans leurs marchés respectifs hors du Québec et hors du Canada. Peut-être serait-il instructif de comprendre ce qu’elles ont en commun et en tirer des leçons pour notre développement économique.

Voyons un peu. Le Tableau A ci-après présente 30 entreprises québécoises cotées en bourse dont les revenus proviennent à un niveau significatif de leurs opérations hors du Québec.

Qu’ont en commun ces entreprises «championnes»? Presque rien, sauf qu’une très grande majorité d’entre elles jouissent d’un actionnariat stable!

TABLEAU A (disponible sur http://www.igopp.org/IMG/pdf/58_Forces_-_Comment_se_font_les_champions_industriels.pdf)


Au Tableau A, la mention VM accolée au nom d’une entreprise signifie qu’elle est dotée d’actions à vote multiple donnant à un actionnaire (ou quelques-uns) le contrôle de l’entreprise. La lettre «C» signifie que l’entreprise, même sans actions à vote multiple, est dirigée par un actionnaire, habituellement l’entrepreneur-fondateur, détenant un bloc d’actions important.

La mention «P» au Tableau A indique qu’aucun actionnaire (autre que des sociétés de gestion de fonds) ne détient plus de 10% des droits de vote. Seulement six entreprises sur les 30 reçoivent cette notation; mais deux d’entre elles furent longtemps des coopératives de marchands (Quincaillerie Richelieu et RONA); SNC-Lavalin était sous le contrôle de ses employés jusqu’en mai 1997, ceux-ci détenant une classe d’actions leur conférant 14 votes pour chaque action. La lettre « X » désigne des entreprises dont le contrôle a changé de mains récemment. Nous aurions pu inclure la Banque nationale et la compagnie d’assurances Industrielle Alliance, deux entreprises oeuvrant dans des secteurs dont la stabilité de la propriété est assurée par la prohibition juridique de toute prise de contrôle.

Au Tableau B, nous ajoutons des entreprises «privées» (i.e. non cotées en bourse) qui occupent une place importante dans leurs marchés respectifs et tirent une part importante de leurs revenus d’activités hors du Québec.

TABLEAU B  (disponible sur http://www.igopp.org/IMG/pdf/58_Forces_-_Comment_se_font_les_champions_industriels.pdf)

Au Tableau B, la mention «Co» indique qu’il s’agit d’une coopérative et «E» que l’entreprise est dirigée et contrôlée par un entrepreneur souvent le fondateur même de l’entreprise. La notation «F» signifie que l’entreprise est dirigée par un membre de la famille du fondateur. La société Maax a été privatisée récemment, ses dirigeants détenant quelque 5% des actions.

Ces deux tableaux sont instructifs en ce qu’ils illustrent comment ces entreprises furent bâties en longue durée, patiemment, à l’abri des prises de contrôle non souhaitées.

Le développement de «champions industriels» commence souvent par une propriété continue et à long terme de l’entreprise. Naguère, cet énoncé aurait semblé une évidence puisque l’actionnariat des entreprises cotées en bourse était stable et leurs dirigeants dotés des moyens juridiques pour contrer les prises de contrôle, dites «hostiles».

Les nouveaux marchés financiers
Or, les temps ont changé. Les marchés boursiers sont maintenant dominés par des fonds de spéculation qui créent un actionnariat de touristes âpres au gain à court terme, de parieurs invétérés misant sur ou contre l’entreprise.

Ces marchés sont encerclés de fonds de privatisation attendant le moment opportun pour prendre le contrôle d’une entreprise et la soumettre à leur traitement-choc. La récente turbulence sur les marchés du crédit a ralenti le mouvement mais ce n’est que partie remise. Les incitatifs financiers y sont irrésistibles et les directions d’entreprise reçoivent maintenant d’importantes primes pour coopérer à ces opérations.
Fort heureusement, tous les investisseurs ne sont pas de cette facture. Par exemple, Warren Buffett, PDG du holding Berkshire Hathaway, à la question sur sa période de détention favorite pour les entreprises qu’il acquière répond : « forever! » (toujours); à la question sur le temps qu’il est prêt à attendre, il répond « indéfiniment ».

Une entreprise dont les «propriétaires» sont des spéculateurs sera incapable de concevoir et d’exécuter une stratégie en longue durée. Une bourse hyperactive ne sert que les parieurs et les croupiers, rarement les entreprises.

Les dirigeants de telles entreprises deviennent des mercenaires attentifs aux attentes immédiates des «actionnaires». L’entreprise perd graduellement sa légitimité auprès de son personnel et de la société civile.

L’épiphanie de Porter
Le professeur Michael Porter dont l’ouvrage publié en 1990 et son modèle de la «compétitivité des nations» fait école dans toutes les officines gouvernementales, se rendit compte qu’une pièce maîtresse manquait à son modèle. En conséquence, il publia deux articles en 1992 sur les carences du système financer américain, la gestion à courte vue qu’il suscite et le sous-investissement en actifs stratégiques qu’il provoque. Mal lui en pris. La période 1995-2000 semblait sanctifier le modèle capitaliste américain. Ce que l’on appelle aujourd’hui la bulle technologique passait à l’époque pour l’aube d’une nouvelle ère de prospérité, de marchés boursiers toujours en hausse, propulsés par une effervescence technologique sans précédent et sans limites.

Michael Porter fut conspué, tourné en ridicule pour son manque de perspicacité. Le tollé fut tel que Porter se fit discret sur le sujet; mais il avait raison!

Suggestions
Quelle que soit la valeur de l’arsenal mis en place par nos gouvernements pour attirer et conserver des «champions industriels», nous sommes d’avis qu’il faut d’abord prendre les moyens d’assurer un actionnariat stable aux entreprises d’ici.

Bien sûr que les gouvernements doivent tout mettre en oeuvre pour attirer des Pratt and Whitney, Bell Helicopter, Sanofi Aventis et autres entreprises étrangères, dont les filiales canadiennes jouissent de mandats mondiaux; mais une société doit également compter sur ses propres ressources pour son développement économique. D’ailleurs, plus une société se donne les moyens de favoriser un actionnariat stable et de longue durée, plus elle est susceptible de créer un climat attrayant pour les entreprises étrangères partageant la même philosophie économique.

Du foisonnement de petites entreprises, certaines prendront leur envol, deviendront d’une envergure pancanadiennes et internationale. Comment s’assurer que leur développement soit appuyé par un actionnariat stable, en mesure d’assurer le financement de leur croissance. Voici quelques suggestions.

1. La forme de propriété des entreprises est importante et variée. Ainsi les Tableaux A et B soulignent que la forme coopérative de propriété a joué et joue encore un rôle significatif dans la création d’entreprises. La riche expérience de ces entreprises qui ont su allier l’esprit coopératif et le dynamisme économique doit être mise à contribution et servir de modèle pour l’ensemble du secteur coopératif.

2. Il ne faut pas éliminer les actions à vote multiple mais mieux les encadrer. Ce qui est frappant dans le Tableau A, c’est l’exercice du contrôle des entreprises par des actions à vote multiple. Cette forme de propriété, qui a pourtant donné des résultats remarquables dans l’ensemble, fut attaquée avec virulence; l’argument fondamental est à l’effet que les actionnaires devraient être tous égaux dans la propriété de l’entreprise Ainsi, l’«actionnaire touriste» en visite pour quelques jours dans l’entreprise doit avoir les mêmes droits que les actionnaires qui ont pris les risques du départ et ont peiné pendant des années à construire l’entreprise.

En pratique, cette suggestion se traduit en des mesures concrètes, comme celles proposées par l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, par exemple, limiter le multiple de votes à 4 et encadrer la démarche de succession à la direction de l’entreprise. Il est significatif que Google, Yahoo et Berkshire-Hathaway aient adopté une structure de capital avec actions multi-votantes. Les co-fondateurs de Google n’ont-ils pas déclaré, au moment d’inscrire leur entreprise en bourse, qu’ils avaient opté pour une structure avec actions multivotantes parce qu’ils voulaient bénéficier « du temps, de la stabilité et de l’indépendance » nécessaires pour que leur entreprise devienne une « institution importante et significative ».

3. De façon générale, il convient d’encourager la stabilité de l’actionnariat par diverses mesures; par exemple :

• Adopter le concept de la «citoyenneté d’entreprise» selon lequel un actionnaire n’acquiert le droit de vote qu’après avoir détenu ses actions pour une période, disons, d’un an, comme pour la société civile où les touristes n’ont pas le droit de vote durant leur visite et les nouveaux venus n’obtiennent le droit de vote qu’au terme d’un séjour de trois à cinq ans! L’Institut sur la gouvernance des organisations privées et publiques a pris position formellement en faveur de cette proposition.

• Encourager la pratique d’un dividende de «loyauté» selon lequel le dividende est majoré, disons de 10%, pour toute action détenue depuis plus de deux ans;

• Revoir les arrangements fiscaux de façon à favoriser la stabilité de l’actionnariat; par exemple, le taux d’imposition sur les gains en capital pourrait varier selon la période de détention des actions; les exemptions d’impôt dont jouissent les régimes de retraite pourraient être assorties de la condition d’une période minimale de détention des actions.
 
4. Les fonds institutionnels (particulièrement les fonds de retraite) ainsi que des fonds du type Fonds de solidarité (FTQ) jouent un rôle important pour favoriser la stabilité de l’actionnariat; ils accompagnent les entreprises dans leur envol en finançant privément leur croissance, en assurant une certaine liquidité de placement pour les propriétaires et en insistant sur la mise en place d’une gouvernance à la mesure des ambitions de l’entreprise. En somme, les fonds institutionnels peuvent retarder le moment où l’entreprise s’inscrit en bourse, s’il y a lieu, avec le cortège de pressions à court terme et d’obligations onéreuses et perturbantes qui en résultent inévitablement. Ce rôle des fonds institutionnels doit être accentué et favorisé dans toute la mesure du possible.

5. Enfin, il convient de faire un examen des facteurs qui mènent aux prises de contrôle des entreprises par des intérêts canadiens ou étrangers. Le vent puissant de la mondialisation, l’implacable recherche d’efficience économique, l’inévitable consolidation des industries, tout cela joue certes un rôle important. Toutefois, il faut s’assurer que les motivations des dirigeants d’entreprises soumises à une offre d’achat ou de fusion ne sont pas contaminées par les gains monétaires faramineux dont ils bénéficieraient personnellement suite à la transaction.

Aussi, nous semble-t-il souhaitable que lors de telles transactions, les « officiers » et les membres du conseil soient tenus à exercer leurs droits à une rémunération incitative qui soit établie selon le prix de l’action avant que l’offre d’achat ou de fusion ne fut rendue publique.

Conclusions
Ce texte veut montrer qu’il faut un temps de patience pour qu’une entreprise devienne championne et que cela n’est possible que si son actionnariat et sa propriété sont stables et de longue durée. Il est remarquable à quel point les «champions québécois» se sont faits ainsi, comme les champions du reste du Canada d’ailleurs avec les Magna, Thomson, Weston et McCain, par exemple.

Toutefois, en l’absence de mesures et de politiques appropriées, les tendances lourdes du système financier contemporain font en sorte que l’actionnariat des entreprises devient transitoire et sa propriété vulnérable aux acquéreurs de tout acabit.

Aussi, nous proposons que des mesures soient prises pour favoriser un actionnariat stable, engagé envers l’entreprise et son développement, participant activement à sa gouvernance.

Que la propriété prenne la forme d’une coopérative, d’une structure de capital avec actions multivotantes, d’un individu ou d’un groupe détenant une position de contrôle, de fonds institutionnels et autres apportant stabilité et continuité à l’actionnariat, il importe d’encourager, de soutenir et d’encadrer cette propriété durable et créatrice de richesse pour la société par des mesures réglementaires, juridiques et fiscales appropriées.

Yvan Allaire, Ph. D. (MIT), MSRC
Président du conseil
Institut pour la gouvernance d’organisations publiques et privées (HEC-Concordia)

Mihaela Firsirotu, Ph. D.
Professeure de stratégie
École des sciences de la gestion
UQAM

Forces
21 septembre

Source : http://www.igopp.org/IMG/pdf/58_Forces_-_Comment_se_font_les_champions_industriels.pdf

Stop Coddling the Super-Rich By WARREN E. BUFFETT

Stop Coddling the Super-Rich

OUR leaders have asked for “shared sacrifice.” But when they did the asking, they spared me. I checked with my mega-rich friends to learn what pain they were expecting. They, too, were left untouched.
While the poor and middle class fight for us in Afghanistan, and while most Americans struggle to make ends meet, we mega-rich continue to get our extraordinary tax breaks. Some of us are investment managers who earn billions from our daily labors but are allowed to classify our income as “carried interest,” thereby getting a bargain 15 percent tax rate. Others own stock index futures for 10 minutes and have 60 percent of their gain taxed at 15 percent, as if they’d been long-term investors.

These and other blessings are showered upon us by legislators in Washington who feel compelled to protect us, much as if we were spotted owls or some other endangered species. It’s nice to have friends in high places.

Last year my federal tax bill — the income tax I paid, as well as payroll taxes paid by me and on my behalf — was $6,938,744. That sounds like a lot of money. But what I paid was only 17.4 percent of my taxable income — and that’s actually a lower percentage than was paid by any of the other 20 people in our office. Their tax burdens ranged from 33 percent to 41 percent and averaged 36 percent.

If you make money with money, as some of my super-rich friends do, your percentage may be a bit lower than mine. But if you earn money from a job, your percentage will surely exceed mine — most likely by a lot.
To understand why, you need to examine the sources of government revenue. Last year about 80 percent of these revenues came from personal income taxes and payroll taxes. The mega-rich pay income taxes at a rate of 15 percent on most of their earnings but pay practically nothing in payroll taxes. It’s a different story for the middle class: typically, they fall into the 15 percent and 25 percent income tax brackets, and then are hit with heavy payroll taxes to boot.

Back in the 1980s and 1990s, tax rates for the rich were far higher, and my percentage rate was in the middle of the pack. According to a theory I sometimes hear, I should have thrown a fit and refused to invest because of the elevated tax rates on capital gains and dividends.

I didn’t refuse, nor did others. I have worked with investors for 60 years and I have yet to see anyone — not even when capital gains rates were 39.9 percent in 1976-77 — shy away from a sensible investment because of the tax rate on the potential gain. People invest to make money, and potential taxes have never scared them off. And to those who argue that higher rates hurt job creation, I would note that a net of nearly 40 million jobs were added between 1980 and 2000. You know what’s happened since then: lower tax rates and far lower job creation.

Since 1992, the I.R.S. has compiled data from the returns of the 400 Americans reporting the largest income. In 1992, the top 400 had aggregate taxable income of $16.9 billion and paid federal taxes of 29.2 percent on that sum. In 2008, the aggregate income of the highest 400 had soared to $90.9 billion — a staggering $227.4 million on average — but the rate paid had fallen to 21.5 percent.

The taxes I refer to here include only federal income tax, but you can be sure that any payroll tax for the 400 was inconsequential compared to income. In fact, 88 of the 400 in 2008 reported no wages at all, though every one of them reported capital gains. Some of my brethren may shun work but they all like to invest. (I can relate to that.)

I know well many of the mega-rich and, by and large, they are very decent people. They love America and appreciate the opportunity this country has given them. Many have joined the Giving Pledge, promising to give most of their wealth to philanthropy. Most wouldn’t mind being told to pay more in taxes as well, particularly when so many of their fellow citizens are truly suffering.

Twelve members of Congress will soon take on the crucial job of rearranging our country’s finances. They’ve been instructed to devise a plan that reduces the 10-year deficit by at least $1.5 trillion. It’s vital, however, that they achieve far more than that. Americans are rapidly losing faith in the ability of Congress to deal with our country’s fiscal problems. Only action that is immediate, real and very substantial will prevent that doubt from morphing into hopelessness. That feeling can create its own reality.

Job one for the 12 is to pare down some future promises that even a rich America can’t fulfill. Big money must be saved here. The 12 should then turn to the issue of revenues. I would leave rates for 99.7 percent of taxpayers unchanged and continue the current 2-percentage-point reduction in the employee contribution to the payroll tax. This cut helps the poor and the middle class, who need every break they can get.

But for those making more than $1 million — there were 236,883 such households in 2009 — I would raise rates immediately on taxable income in excess of $1 million, including, of course, dividends and capital gains. And for those who make $10 million or more — there were 8,274 in 2009 — I would suggest an additional increase in rate.

My friends and I have been coddled long enough by a billionaire-friendly Congress. It’s time for our government to get serious about shared sacrifice.

Warren E. Buffett is the chairman and chief executive of Berkshire Hathaway.

lundi 8 août 2011

Le quotidien dans les griffes de la finance

François L'Italien
L’auteur est doctorant en sociologie à l’Université Laval et membre du Collectif d’analyse de la financiarisation du capitalisme avancé (CAFCA)

La dynamique financière s’insère dans la vie quotidienne, notamment par le crédit à la consommation qui génère un endettement sans cesse croissant.

Nous vivons encore sur le sol fissuré par la crise financière de 2008. En l’absence de contre-pouvoirs assez forts, les États occidentaux se sont lancés depuis dans le financement des pertes colossales des plus grandes banques. Ils ont du coup repoussé le moment d’une refondation politique d’un ordre économique international viable. Pour l’instant, les mesures palliatives, les plans de soutien et les programmes de relance mis en place par les pouvoirs publics pour permettre à « leurs » économies de se stabiliser n’ont servi, au mieux, qu’à éviter le pire, soit que le capitalisme mondial sombre à nouveau dans une grande dépression. Les profits des banques ayant recommencé leur ascension – les cinq plus grandes banques au Canada ont engrangé des profits de 4,8 milliards de dollars au troisième trimestre de 2010 –, il s’en trouve maintenant pour exiger le maintien du statu quo politique et vanter l’incroyable « résilience » du libéralisme économique. Après tout, affirment les défenseurs du laisser-faire, cette crise n’était qu’un fâcheux accident provoqué par une série de facteurs conjoncturels défavorables.

Or, loin d’être un événement isolé ou « conjoncturel », cette crise a révélé la profonde instabilité des économies contemporaines, marquées par une financiarisation qui reconfigure de fond en comble des pratiques économiques selon les conventions dominantes de la sphère financière. Cette financiarisation de l’économie, qui a décomposé l’architecture politico-économique instituée par les États occidentaux à partir des années 1930-1940, a établi de nouvelles connexions qui rendent les pratiques financières et spéculatives indispensables à la reproduction de la vie « ordinaire ». Cela signifie que, loin d’être extérieure à l’économie dite « réelle », la finance de marché et ses mécanismes de contrôle se sont insérés dans les transactions économiques quotidiennes : produire, vendre et acheter sont des actes de tous les jours qui ont peu à peu été intégrés au système financier.

C’est particulièrement le cas avec la consommation des ménages. Ceux-ci ont de plus en plus recours au crédit, et donc à l’endettement, pour payer les dépenses de base du quotidien et continuer à suivre la norme sociale de consommation. Le crédit est ainsi devenu une forme de revenu venant compléter les salaires. Pour l’illustrer simplement : si la carte de crédit était réservée, il n’y a pas si longtemps encore, à l’achat de billets d’avion, à la réservation d’un hôtel ou à l’acquisition d’une motoneige trois cylindres, elle est aujourd’hui utilisée quotidiennement pour acheter des vêtements, payer l’électricité ou faire l’épicerie. La finance capitaliste s’est donc branchée directement sur la vie économique pour la subordonner à sa dynamique. Ce faisant, les ménages sont devenus extrêmement vulnérables aux événements se déroulant dans la sphère financière, comme on l’a vu avec la crise de 2008. La situation actuelle est extrêmement instable, précaire et imprévisible, et elle expose plus que jamais les ménages et les économies nationales à des chocs financiers importants.

Mais cela n’a pas toujours été – et n’a pas à être éternellement – le cas. Comment le crédit à la consommation est-il entré si largement dans nos vies?

Le compromis « fordiste-keynésien »

Au début du XXe siècle, les acteurs dominants du système capitaliste ont constaté que l’expansion – et donc la survie – de celui-ci ne pouvait reposer exclusivement sur la production de masse. Les grandes corporations ont alors mobilisé leurs capacités de contrôle afin de transformer les salariés en consommateurs… de masse. Suivant la logique du capital, il fallait susciter la consommation des marchandises pour assurer l’écoulement continu de la production, et donc agir sur les habitudes de la vie domestique dépendantes de la dynamique de production de masse. C’est ainsi qu’en matière d’alimentation, par exemple, on substitua la gelée industrielle à la confiture maison. Le marketing, la publicité et les autres techniques destinées à orienter ainsi la vie domestique furent raffinés pour susciter de nouveaux désirs et manipuler à souhait des besoins, de façon à ce qu’ils s’ajustent au processus productif. Voilà, en gros, l’une des voies par lesquelles on assurait des beaux jours au capitalisme.

Si la « fabrication » de ce consommateur de masse a été expérimentée avec succès par des initiatives privées, il faudra attendre la mise en place d’une « politique » pour que soit systématiquement organisée cette configuration du capitalisme. C’est au lendemain de la crise de 1929, qui survint au moment même où les « succès » industriels du communisme soviétique défrayaient la chronique, qu’une constellation d’économistes libéraux « réformés » – et influents – se retroussèrent les manches pour faciliter la transition du capitalisme industriel au capitalisme managérial. Ainsi, à la suite de l’économiste John Maynard Keynes, on suggéra que des mécanismes de planification viennent stabiliser ce système, à commencer par ceux renforçant une demande intérieure vigoureuse pour les marchandises. Le nom de « compromis fordiste-keynésien » (inspiré d’Henry Ford, qui haussa le revenu de ses salariés de telle manière qu’ils consomment ce qu’ils produisaient) désigne bien la gigantesque mobilisation des institutions publiques, d’une part, et des organisations économiques privées, d’autre part, qui s’est déployée au XXe siècle. Deux dispositifs essentiels et complémentaires ont été au cœur de ce compromis : d’abord, une stratégie d’arrimage des salaires à la productivité moyenne, coordonnée par les corporations dominantes de chaque secteur économique, assurait que les revenus liés au travail soient suffisamment élevés pour soutenir la consommation. Ensuite, la mise en place de politiques publiques visant le soutien et l’élargissement du bassin de consommateurs de masse – parallèlement à l’institution de mécanismes de la solidarité sociale – a permis une stabilité de la demande pour les produits.

L’élévation générale du niveau de vie par le renforcement du rapport salarial et le soutien public à la consommation ont effectivement réussi à stabiliser la croissance des économies capitalistes, qui ont connu une époque de prospérité inégalée. Les « réussites » économiques des Trente glorieuses tiennent au fait que l’on a connecté le tuyau des dépenses en consommation du salarié à celui des investissements productifs des entreprises, qui avaient dès lors avantage à augmenter les salaires. Cette situation limitait les pratiques d’endettement à des transactions portant sur des biens de grande valeur (automobile et maison), les salariés ayant un revenu arrimé à la norme de consommation en vigueur. Non seulement dépensaient-ils ce qu’ils gagnaient, ce qui décourageait le recours au crédit pour la consommation ordinaire, mais ils avaient accès à un revenu stable leur permettant d’épargner. Cette épargne était réinvestie dans l’économie dite « réelle », qui en retour renforçait les salaires. Bref, il s’agissait là de « cercles vertueux » pour l’économie, selon l’expression de John Maynard Keynes.

Le crédit comme revenu

Ce compromis avait évidemment des ennemis, à commencer par les spéculateurs au sein de la classe d’affaires, ainsi que les libéraux « durs » que le keynésianisme avait sévèrement contrariés. Les premiers, tirant l’essentiel de leurs revenus de la spéculation, mangeaient leurs bas depuis que les gouvernements avaient entrepris de nuire aux rentiers en corsetant la haute finance. Quant aux seconds, opposés à toute forme de planification économique, ils cherchaient à tirer des failles de ce régime d’accumulation autant d’arguments pour en discréditer la recette. Leur persévérance à vouloir déconstruire ce compromis porta ses fruits : à la faveur du déclin du « modèle » soviétique, et tirant profit des contradictions économiques internes que le keynésianisme avait développées, le néolibéralisme finit par s’imposer. C’est ainsi qu’au cours des années 1980, les gouvernements anglais (Thatcher) et américain (Reagan) sonnèrent la charge contre l’État-providence, en plus de dynamiter les verrous institutionnels qui bloquaient la spéculation à grande échelle.
Quelles ont été les principales conséquences de ce mouvement de libéralisation sur la consommation et la vie ordinaire des ménages? D’abord, en appliquant des politiques antisyndicales et favorables au libre-échange et à la globalisation néolibérale, ces gouvernements ont favorisé l’essor d’une dynamique de « déflation salariale », c’est-à-dire une baisse continue du niveau moyen des salaires relativement au PIB. En effet, profitant de la précarisation de la condition salariale et devant ajuster le prix des produits à la baisse pour faire face à la concurrence internationale, les entreprises américaines ont cherché à rogner sur les salaires pour réduire leurs frais d’exploitation. L’érosion progressive du pilier « salarial » du compromis fordiste-keynésien se mesure de plusieurs manières, notamment par la part des salaires dans le PIB. Aux États-Unis, celle-ci est passée de 65 % en 1982 à 61 % en 2008, alors que la part liée à la consommation domestique est passée, pour la même période, de 64 % à 71 %. Autrement dit, on a assisté à un important décrochage entre salaire et consommation, les revenus sous forme de salaires ayant diminué de près de 4 %, alors que le niveau de consommation a augmenté de près de 7 %. Un autre indicateur ne ment pas, celui de l’inégalité croissante des revenus aux États-Unis. Les 20 % les plus pauvres ont vu leurs revenus augmenter de 10 % entre 1979 et 2006, alors que les 20 % les plus riches ont connu une augmentation de 60 % pour la même période. Très certainement, cette augmentation impressionnante est due à l’explosion des revenus des 5 % les plus riches, qui a grimpé du double pour ces années.

Or, c’est précisément dans la brèche créée par ce « décrochage » que s’est engouffré le crédit, qui a pris le relais des salaires comme forme de revenu permettant aux ménages de continuer de consommer. L’endettement est devenu une pratique de plus en plus normale, banale, à mesure que la norme de consommation continuait d’augmenter – la demande ne cessant d’être la « locomotive » de la croissance économique. Cet endettement massif s’est réalisé selon les procédés des organisations financières privées, souvent filiales de puissantes banques transnationales, qui ont démultiplié l’offre de prêts aux particuliers, allant des prêts à l’achat de mobilier au financement d’un système de cinéma-maison. On vit ainsi apparaître les cartes Visa pour étudiants dans les épiceries; on inonda les boîtes aux lettres d’« offres uniques » de crédit; on conçut des publicités d’automobiles vantant davantage les modalités de financement que la robustesse de la tôle. Bref, s’ils étaient jadis endettés par leurs maisons, les ménages sont rapidement devenus surendettés par leurs dépenses ordinaires.

Ce qui, on s’en doutera, n’est une bonne chose que pour les organisations financières qui réussissent ainsi à capter les liquidités disponibles des ménages. Ceux-ci utilisent désormais leurs salaires pour payer leurs frais de crédit et diminuer le capital emprunté. Ils sont ainsi subordonnés aux conventions et aux acteurs financiers qui leur procurent un revenu[1]. Cette subordination est importante pour plusieurs raisons, dont le fait qu’elle modifie profondément le rapport que nous entretenons à la richesse, au temps et à la vie économique en général. Mais elle fait aussi désormais reposer la consommation – vecteur central de la dynamique économique réelle – sur les aléas du crédit. Or, on ne pourrait trouver assise économique plus instable, arbitraire et précaire : toute variation soudaine, tout choc important se produisant dans la sphère financière – dont un resserrement net du crédit ou un relèvement brutal des taux d’intérêt – peut maintenant entraîner une situation économique désastreuse. Si les conditions d’endettement dégénèrent, les ménages ne pourront faire face à leurs obligations financières, ce qui aura pour effet de dégrader le bilan des organisations financières, qui resserreront en retour encore davantage l’accès au crédit. Cela montre à quel point la finance de marché s’est encastrée dans la vie quotidienne pour devenir indispensable aux pratiques économiques ordinaires.
Rien n’a véritablement changé depuis la crise financière de 2008. Il est temps de cibler politiquement ces mécanismes de subordination de la vie économique aux aléas des spéculations, impulsés par des organisations financières qui créent les conditions de crises économiques majeures. La lutte pour une augmentation moyenne des revenus non financiers dans le bilan des ménages (ce qui inclut le salaire), la création d’un pôle financier public par des nationalisations dans le secteur bancaire, l’adoption de lois étouffant le développement de l’industrie financière constituent des projets à réaliser pour une sortie durable de la configuration actuelle du capitalisme.


[1] Selon un sondage réalisé par l’Association canadienne de la paie, 59 % des Canadiens affirment que le report d’une semaine du dépôt du chèque de paie entraverait sérieusement leur capacité à affronter leurs obligations financières.

Dette de l’État vs dette des ménages

Sylvie Morel
L’auteure, économiste au Département des relations industrielles de l’Université Laval, est membre d’Économie autrement (www.economieautrement.org)

L’endettement de l’État et l’endettement des ménages sont deux choses distinctes. L’amalgame fait couramment entre les deux dénature l’État et oblitère la nature spécifique de ses missions.
Dans le débat sur les finances publiques, des énoncés soi-disant de bon sens sont assenés comme des vérités incontestables alors qu’ils contiennent d’importantes erreurs de raisonnement sur le plan de l’analyse économique. L’idée selon laquelle ce qui est mauvais pour un ménage (l’endettement) l’est nécessairement pour une nation est, à cet égard, exemplaire. Car endettement de l’État et endettement des ménages sont deux choses distinctes. Donner à penser le contraire, outre de biaiser le débat en faveur de la concurrence fiscale, empêche de comprendre, d’une part, les processus dynamiques suivant lesquels les réalités économiques de l’endettement évoluent dans le capitalisme contemporain et, d’autre part, comment se construit une société solidarisée par l’action publique.

Les mesures de l’endettement

Le principal indicateur du poids de l’endettement de l’État est celui de la dette publique. Il ne faut pas confondre cette notion avec celle de déficit budgétaire, lequel survient lorsqu’un solde négatif est enregistré au budget de l’État au cours d’un exercice financier annuel, c’est-à-dire quand ses recettes sont d’un montant inférieur à celui de ses dépenses. La dette publique, elle, rend compte de l’ensemble des emprunts contractés sur les marchés financiers par l’État (obligations, bons du Trésor, etc.). Son évaluation, qui est au cœur de vives controverses politiques sur la santé des finances publiques québécoises, est un exercice complexe – notamment du fait des nombreuses notions qui sont en cause[1].

À titre indicatif, en 2010, la dette brute du gouvernement du Québec – la mesure la plus générale de son endettement – s’établissait à 160 milliards de dollars, représentant, au 31 mars 2010, 53 % du produit intérieur brut (PIB). De quoi est-elle constituée? Premièrement, de la « dette directe » (les emprunts contractés par le gouvernement) et deuxièmement, du « passif net au titre des régimes de retraite » (les engagements concernant les retraites des salariés du secteur public, dont on retranche le montant de l’actif accumulé dans le Fonds d’amortissement des régimes de retraite) et des « engagements nets au titre des avantages sociaux futurs ». On retire finalement de l’ensemble les montants accumulés dans le Fonds des générations[2].

Ce sont aussi des mesures mettant en rapport dettes et revenus qui servent à évaluer la situation financière des ménages. Ainsi, l’une des manières de calculer leur taux d’endettement consiste à rapporter leur dette sur le marché du crédit (crédit à la consommation, prêts hypothécaires, emprunts, entre autres) à leur revenu personnel disponible. Au deuxième trimestre de 2010, selon Statistique Canada, ce taux d’endettement s’établissait à 143,7 % – un niveau très élevé. De fait, les années 2000 ont été qualifiées de « décennie de l’endettement » par l’Institut Vanier pour la famille, en raison de la vitesse à laquelle ce dernier a crû.

L’État n’est pas un ménage

Affirmer que la logique d’un grand ensemble – comme l’État ou encore la société, l’économie – est identique à celle de ses composantes, c’est-à-dire les individus qui en sont membres, repose sur un raisonnement fallacieux. La chose a pu être désignée par l’expression « sophisme de composition », soulignant par là la fausseté intrinsèque d’une analyse ignorant le profond changement qualitatif qui s’opère au niveau des dynamiques économiques observées, dès lors que l’étude passe de l’individu à la société (ou l’inverse). L’exemple le plus célèbre d’un tel sophisme est le « paradoxe de l’épargne » mis en évidence par John Maynard Keynes : ce qui est jugé vertueux à l’échelle d’un individu (épargner) ne l’est pas nécessairement à celle d’une nation, parce que, à ce niveau, beaucoup d’épargne équivaut à peu de consommation et que peu de consommation déprime l’activité économique : la faible demande qu’anticipent les entreprises les incite à réduire davantage leur production. Les logiques d’ensemble ne sont donc pas réductibles aux logiques individuelles.

C’est pourquoi on ne peut penser la dynamique de la dette publique comme celle des ménages qui dépensent plus que ce qu’ils gagnent. La dette publique, loin d’être une question d’économie domestique ou de morale (l’irresponsabilité des dirigeants), est avant tout une question politique. Elle met en jeu un acteur économique à part entière – l’État – dont les marges de manœuvre et les contraintes sont d’ampleur et de nature distinctes de celles des autres acteurs économiques, comme les entreprises et les ménages. L’État est responsable de la conduite et de la gestion des politiques publiques (de la « macroéconomie »), dont l’éventail, large et varié (politiques fiscale, budgétaire, industrielle, de l’emploi, etc.), décrit un champ d’intervention qui n’a rien à voir avec les plans d’action limités des ménages et des entreprises. Non seulement un gouvernement dispose-t-il de nombreux leviers d’action, mais en les utilisant, il oriente l’évolution de l’économie.
Ainsi, l’État a ceci de particulier qu’il participe lui-même à déterminer l’étendue de sa marge de manœuvre. Son endettement présent, lorsqu’il sert à stimuler l’économie, est la condition de son désendettement futur par l’activité économique accrue ainsi générée. Celle-ci, outre de lui procurer des recettes fiscales additionnelles, réduit le poids réel de sa dette, toujours évaluée relativement au niveau de la production nationale (le PIB). Aucun ménage n’a une telle capacité d’action sur sa dette ni ne dispose, par ailleurs, du pouvoir de percevoir taxes et impôts pour hausser ses revenus. La dette publique permet à l’État de remplir ses missions distinctives, dont celles de dépenser et de redistribuer pour lisser les hauts et les bas des cycles économiques et fournir les biens et services collectifs nécessaires au bien-être de la population, et qui solidarisent la société. La dette publique est aussi une source d’enrichissement pour la société parce que la dépense de l’État est constituée de salaires, enrichissant directement ceux et celles qui les touchent, et parce que les biens et services collectifs (fournis à moindre coût au demeurant) n’ont plus à être achetés par les ménages avec leurs revenus personnels; l’endettement de l’État est aussi relativement moins lourd, en raison du faible coût du financement auquel ce dernier a accès. Ensuite, la dette publique dépend de facteurs (les taux d’intérêt, de croissance de l’économie, d’inflation, de change, etc.) dont la dynamique d’interaction est loin de celle qui détermine la dette d’un ménage. En outre, à la différence d’un État, un ménage ne peut pas émettre des titres (comme des obligations) pour se financer, mais doit emprunter auprès d’une banque. Enfin, l’État et le ménage n’ont pas le même horizon temporel, le premier bénéficiant de la temporalité longue d’une institution qui se perpétue à l’infini : « Là où un ménage est soumis à la contrainte indépassable de solder un jour ou l’autre ses comptes et de se procurer auprès d’autrui l’instrument de paiement nécessaire pour ce faire, l’État souverain, en raison de ses prérogatives et de sa durée d’existence sans limitation de temps, échappe à la règle commune. Et ce, d’autant plus dans la mesure où c’est lui, justement, qui définit les règles en vigueur, et dispose en dernier recours du droit de battre monnaie[3]. » C’est pourquoi il est souvent dit qu’un « État ne rembourse jamais sa dette », au sens où « il peut maintenir constant dans le temps son ratio d’endettement, alors qu’un ménage doit normalement se désendetter au fur et à mesure qu’il vieillit[4] ». Enfin, la dette publique soulève des enjeux de redistribution du revenu qu’il est impossible de transposer sur le plan individuel.

Un fondement scientifique, une dimension idéologique

L’amalgame entre l’endettement de l’État et celui d’un ménage n’est pas anodin. Il reflète une orientation méthodologique fondamentale – celle de l’individualisme méthodologique – du courant dominant en économie dans nos universités, le courant néo-classique. Selon ce dernier, la société n’existe pas en soi, elle est dénuée de logique propre, étant appréhendée seulement à partir de la collection des individus soi-disant autonomes qui la composent. Toute action économique est ainsi ramenée au comportement de l’« agent économique » rationnel, qu’il s’agisse des choix de consommer, de travailler ou d’administrer. Ce biais méthodologique recouvre une dimension idéologique, puisque l’économie néo-classique sert de caution scientifique au néolibéralisme. En présentant l’État comme étant inconsidérément dépensier, on discrédite son action, justifiant du même coup la réduction des dépenses publiques. Mais, plus fondamentalement encore, en privant l’État de toute substance, en le comparant à des entités comme l’individu ou le ménage, c’est la nature spécifique de ses missions que l’on oblitère, procédant ainsi, selon l’expression de Frédéric Lebaron dans Le savant, la politique et la mondialisation (Éditions du Croquant, 2003) à la « dépolitisation du politique ». C’est ce à quoi mène d’ailleurs l’analyse des membres du Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques, qui a conseillé le ministre des Finances dans le cadre de la préparation du dernier budget du gouvernement du Québec.


[1] Voir à ce sujet : Louis Gill, « L’heure juste sur la dette du Québec », <www.economieautrement.org>, juin 2010.
[2] ibid., p. 5-6

[3] Randall Wray, « Cessons de comparer le budget du gouvernement à celui d’un ménage », New Deal 2.0, 12 février 2010.

[4] Jean-Paul Fitoussi, « La dette publique, une question d’avenir », Le Monde, 29 avril 2004.